La ligne bleue

D’abord appréciée pour ses qualités formelles, l’œuvre se rattache à un plus vaste projet dont elle constitue en quelque sorte la maquette. L’artiste projette de réaliser une intervention monumentale dans le quartier financier de Manhattan, une fois la nuit tombée. À même l’éclairage des édifices à bureaux qui s’étirent en hauteur, elle fera apparaître dans le ciel une série de lumières bleues, traçant entre elles un trait virtuel à 63 m. Il s’agit de la hauteur à laquelle l’eau des océans monterait, ont calculé les scientifiques, advenant la fonte subite de tous les glaciers de la planète.

Dans la ville célèbre justement pour son « skyline », Aude Moreau cherche ainsi à tendre un lien entre le monde de la finance et les catastrophes environnementales. En travaillant avec l’architecture et l’espace urbain, elle rend compte in situ et symboliquement des aspects socioéconomiques rattachés à la façon d’occuper les territoires physiques et immatériels, comme en 2009 où elle a fait s’illuminer le mot « SORTIR » sur la Tour de la Bourse à Montréal. L’artiste apprivoise l’envergure de ses sujets à travers des étapes préparatoires, faisant de chacune d’elles des œuvres à part entière. Avec le paysage newyorkais, elle a déjà réalisé une vidéo qui filmait les édifices de Manhattan. La lenteur soignée du geste, son calme, soulignait par opposition les réalités se trouvant derrière les façades, que ce soit l’appétit dévorant de Wall Street ou la vanité de la Freedom Tower en construction.

Le fil d’ariane (5/10)

Le montage photographique rend compte, quelques années plus tard, d’une performance que l’artiste a réalisée au centre d’artistes La Centrale à Montréal en 2000. Pour cette première exposition d’importance dans son parcours, Aude Moreau a peint les murs et le plancher en rouge. Elle a par la suite progressivement retiré cette coloration en découpant la fine pellicule de peinture, déshabillant l’espace pour lui redonner sa blancheur nue. Pendant les deux mois qu’a duré le processus, l’artiste a par extraction dessiné sur les surfaces, faisant apparaître un réseau de lignes compliqué rappelant les dédales d’un labyrinthe. Elle a ainsi de manière inédite mis en forme et en geste le mythe grec d’Ariane qui, avec l’aide d’un fil, a permis à Thésée de retrouver la sortie du labyrinthe après y avoir tué l’infâme Minotaure. Or, une fois libéré, Thésée décide de partir loin en laissant Ariane seule derrière, bien qu’il lui ait promis son amour. La séquence photographique de l’artiste permet de suivre l’évolution de cette histoire qui évoque en fait le désir de Thésée de laver la faute charnelle, de renouer avec ce qu’il était avant de connaître Ariane. De rouges qu’elles étaient les surfaces sont redevenues blanches, faisant même disparaître complètement le dessin méticuleusement tracé par l’artiste. En réalisant cette œuvre de manière in situ, l’artiste savait que son labeur serait effacé ;  la progression des photos souligne d’ailleurs la mince frontière qui sépare l’action de faire et de défaire. Le fil d’Ariane s’applique également à la création artistique qu’Aude Moreau conçoit comme étant en lien étroit avec son contexte d’élaboration, c’est-à-dire spécifique à un lieu et temporaire.